Premier semestre 2008

#6
Enfances

L'émoi suscité, tant chez ses partisans que chez ses détracteurs, par la récente proposition de Nicolas Sarkozy de confier aux élèves de CM2 la mémoire d'enfants juifs déportés est, à de nombreux égards, révélateur du rapport de nos sociétés aux enfants. En effet, les polémiques sont nombreuses qui, à l'image des débats autour de l'arche de Zoé, mettent en lumière que de nos jours, dès lors que les enfants sont mis en cause, les sentiments sont exacerbés, les passions déchaînées. Surtout, les réactions à l'annonce faite par le Président ont permis de mesurer les contradictions de nos sociétés quant à la place à accorder aux enfants. Car d'une part l'enfant, doté d'un statut particulier, est perçu à travers ce qu'il offre de potentialités ; et c'est dans ce sens que se sont prononcées les personnes favorables à la mesure de M. Sarkozy. Pour elles, la mémoire de ces événements terribles ayant marqué le xxe siècle sera d'autant mieux gardée qu'elle aura été confiée, personnellement, à de jeunes enfants. À l'inverse, mais toujours en vertu de ce statut particulier dévolu à l'enfant, les adversaires de cette proposition ont mis en avant - entre autres arguments que nous ne développerons pas ici - le fait qu'il serait dangereux, tant sur le plan historique que sur le plan humain, de transmettre aux enfants l'histoire de ces événements d'une manière faisant autant appel à l'émotion. L'enfant : adulte en miniature ou être en devenir ?

Loin du terrain glissant de la polémique, ce sont ces contradictions, ce qu'elles mettent en jeu, ainsi que ce qu'elles disent de nos sociétés, que Chantiers Politiques, en consacrant son sixième numéro à l'enfant, a souhaité éclairer. À travers ce numéro, notre ambition est double : il s'agit pour nous de réfléchir à la possibilité de considérer l'enfant à la fois comme sujet et comme "objet" politique. Comme objet politique tout d'abord. Car l'enfant, en tant que mineur, semble d'emblée exclu du droit de Cité. Et comme tel, il paraîtrait facilement "objectivable", puisque n'ayant pas encore atteint sa pleine maturité, et par conséquent paraissant dépourvu d'une complexité qui rendrait dificile son appréhension. Or comme le rappellent plusieurs articles de ce numéro, l'enfant est loin d'avoir été souvent pris comme objet d'étude : soit à cause d'une indifférence bienveillante, qui le relègue hors de la sphère politique - comprise ici au sens large ; soit, et cela est d'une certaine manière le corollaire de la position précédente, par un aveu tacite d'impuissance, l'enfant échappant aux catégorisations et aux outils élaborés pour penser l'homme... adulte. Contre ces deux tendances, ce numéro de Chantiers Politiques se propose de montrer que l'enfant est au c÷ur de plusieurs des enjeux fondamentaux autour desquels se structure la Cité.

Mais nous avons aussi voulu réfléchir à l'enfant comme sujet politique. Rappelons ici que dans le monde antique, la fin de l'enfance était marquée moins par le passage de la minorité à une majorité se comptant en nombre d'années, que par ce moment de son existence où le mineur était considéré, au terme de cérémonies très codifiées, comme étant désormais apte à prendre part aux activités de la Cité, qu'elles soient militaires ou civiques. Prenant à revers une telle logique, plusieurs articles de ce numéro ont voulu réfléchir à la manière dont l'enfant peut investir son environnement, et ont voulu prendre en considération les formes - culturelles, politiques -, à travers lesquelles il serait possible de parler d'une spécificité enfantine d'insertion dans la Cité.

Pour répondre à cette double ambition, quatre chantiers ont été ouverts. Le premier est consacré au statut juridique de l'enfant : il constitue l'occasion de réfléchir aux ambiguïtés d'une société qui a mis en place, afin de les protéger, un statut particulier pour ses mineurs, mais dont les limites et les contradictions apparaissent dès lors que les nécessités de cette protection entrent en conflit avec les intérêts des adultes. Le deuxième chantier revient, dans une perspective historique, sur l'enfant confronté dans un cas à la Shoah, dans l'autre à la Première Guerre mondiale. Il s'agit alors de montrer comment les enfants, pris pour cible d'une violence meurtrière et d'un discours propagandiste, ont réagi et su investir de manière particulière un tel contexte. Le troisième chantier s'intéresse quant à lui à trois situations dans lesquelles l'enfant est pris en charge par le monde adulte. Qu'y a-t-il à dire aujourd'hui des pédagogies alternatives ; que met en jeu le discours normatif véhiculé par ceux qui établissent les prescriptions alimentaires à destination des jeunes enfants ; et par quels biais aborder les enjeux, de plus en plus sensibles, que recouvre l'adoption internationale ? Autant de contributions différentes dans leur objet, mais qui ont en commun de révéler ce que, à travers les enfants, nos sociétés se proposent de construire, les valeurs qu'elles essayent de transmettre, et les contradictions qu'elles tentent de résoudre. Le quatrième chantier, le plus dense, car celui où les fondations sont les plus instables, tente de cerner la notion de "cultures enfantines", pour voir s'il est possible aujourd'hui de parler de formes culturelles - prises au sens large - propres aux enfants, et qui ne seraient pas simplement la projection réduite de formes culturelles adultes.

Au fil des pages, à mesure que les matériaux sont assemblés, que des propositions concrètes sont avancées, se dessine souvent le portrait d'un enfantcible : cible des discours, des violences, des conflits d'intérêts, et même des stratégies commerciales mis en place par les adultes. Pourtant, dans une perspective plus optimiste, les chantiers ouverts ici montrent que l'enfant sait aussi trouver des moyens créatifs et divers d'investir son environnement, et viennent rappeler l'éminente nécessit é de lui faire une place importante dans la réflexion et la construction politiques.