Premier semestre 2007

#5
Quelles Sécurités

Le 19 février 2007, Ségolène Royal répond, sur le plateau de TF1, aux questions d’un panel de cent Français, « représentatif », autant que faire se peut, de la population. On lui parle de sécurité, et de délinquance, et d’immigration. Parfois dans la même phrase, souvent dans des questions différentes. Et l’on remarque qu’à l’évocation de ces trois sujets, invariablement, la caméra s’attarde sur les Noirs de l’assistance, quand bien même ils n’ont pas posé de question sur la sécurité. Ce délit de faciès audiovisuel relève-t-il d’une confusion dans l’esprit du seul réalisateur de « J’ai une question à vous poser »? Peut-être pas: même s’il demeure peu recevable dans le débat public, l’amalgame immigration = insécurité est également, pour beaucoup, une évidence établie, d’autant plus solidement qu’elle ne s’énonce qu’en privé, qu’elle n’est pas ou plus questionnée.

Il semble que, dès que l’on s’attaque à ce mot fourre-tout qu’est devenu « la sécurité », on soit confronté à cette même difficulté: on peut disserter sur le contenu exact à lui donner, chacun sait bien, au fond, que le terme recouvre couramment une étrange intrication de peurs et de représentations plus ou moins fondées. Et c’est notamment en osant « en parler » que la candidate à l’investiture PS a acquis le succès d’estime qui lui valait ce soir-là d’être présente sur le plateau de TF1. Non que le terme soit absent du débat public: la présidentielle de 2002 est là pour en témoigner. Mais ce moment historique consacre également, au lendemain d’un catastrophique premier tour prétexte à tous les mea culpa, le statut de faux tabou du mot « sécurité », que chacun prononce sans cesse en affirmant, simultanément, qu’oser en parler est nouveau et courageux… A mesure que les routes deviennent plus sûres, les armes plus rares, et l’ordre public plus visible, l’omniprésence de l’inquiétude sécuritaire paraît de plus en plus incongrue: serait-ce parce que notre sécurité est mieux assurée qu’auparavant, que nous sommes plus sensibles aux dangers et aux peurs ?

Chantiers Politiques a souhaité apporter son grain de sel à un débat qui n’en finit pas de ne pas s’avouer comme tel: que dire au juste de la sécurité, qui soit à la fois empiriquement fondé, et qui ait un sens politique? Fidèles à notre vocation d’éclaircissement des questions politiques en apparence les plus convenues, nous accueillons les contributions de chercheurs et d’étudiants, autour de trois axes.

Nous consacrons une partie de ce numéro à ceux qui, au jour le jour, fabriquent la sécurité quotidienne dans des formes variables, parfois à la limite de l’intangible. Quels points communs entre « agents d’ambiance », vigiles, agents de sécurité, et policiers de la « mondaine »? Notons au passage, nous le verrons dans ces enquêtes, que les discriminations raciales jouent ici dans les recrutements, en sens inverse de celui qu’on pointait plus haut… Le deuxième chantier — qui n’a jamais aussi bien porté son nom, tant les constructions y sont provisoires et les matériaux hétérogènes — est celui du débat public. On y découvre, avec un soupçon de recul historique, un léger décentrement international, et une mise en question des termes mêmes du débat, que les « sécurités » ne se laissent enfermer dans aucune conception politique univoque, et que leur évocation peut servir de justification aussi bien à la réforme du marché du travail qu’à la réévaluation du rôle des experts scientifiques, en passant par la réglementation du commerce des armes. Le troisième chantier aborde finalement la sécurité telle qu’elle est mise en œuvre, aussi bien dans le maintien de l’ordre public que dans les dispositifs de prévention. Ou comment passer de la régulation du crime à l’organisation du châtiment.

Ce numéro adopte, on l’aura compris, des points de vue aussi variés que son objet est protéiforme. Puisse-t-il convaincre le lecteur qu’en matière de sécurité, nous ne sommes pas condamnés à parler pour ne rien dire, en évoquant le mot à l’envi et sans prendre la peine de le définir, pour mieux éviter d’interroger nos propres préjugés.