Premier semestre 2006

#4
Le logement, ici, ailleurs et nulle part

En novembre 2005, la révolte des jeunes dans les « zones urbaines sensibles » révèle combien le lieu où enfants et adolescents passent leurs petits matins et leurs fins de soirée continue de peser sur leur devenir. Elle conduit certains à souligner que dans une société qui prône la mobilité, on change plus souvent de trottoir qu’on ne parvient, lorsqu’on est issu de certains quartiers, à « s’en sortir ». En janvier 2006, une loi dite « d’engagement national pour le logement » s’attelle à résoudre la crise du logement et à faire dégonfler la bulle du marché immobilier. Privilégiant l’accession à la propriété, elle signe la poursuite des grands travaux de démolition des tours et des barres considérées comme irrécupérables, mais engage à construire, en leur place, des pavillons où tous ne pourront pas être relogés. On peut regretter une telle orientation, qui prépare le retrait de l’Etat dans le domaine du logement en confiant aux propriétaires modestes le soin d’entretenir leurs jardins ou de faire fonctionner leurs ascenseurs. Il faut pourtant s’interroger sur ce que l’on aurait pu attendre d’une politique de logement.

Car là est bien la difficulté : ce thème nous jette un certain nombre de contradictions au visage. D’un côté, le droit de propriété, et de l’autre, un « droit au logement » réduit à une coquille vide par la honte quotidienne de voisiner avec des SDF qui meurent de froid1, ou avec un squat dont on expulse les habitants2. Ce conflit entre deux règles de droit reconnues comme fondamentales conduit à des surprises. Voici par exemple qu’un promoteur immobilier, spécialiste des ventes à la découpe, prend des accents incantatoires pour en appeler à une politique de logement social3. Le malaise ne lui est pas réservé : le droit au logement, d’invention récente, peut résonner comme une idée d’avenir, bien davantage que la vieille notion de droit de propriété ; mais faut-il pour autant rejeter comme périmée toute politique d’encouragement de l’accesssion à la propriété ? A cette première contradiction s’ajoute une tension entre la « rénovation urbaine » d’un côté et, de l’autre, l’exigence de construire, en priorité, suffisamment de logements sociaux pour résorber l’habitat précaire, insalubre ou surpeuplé. Lorsqu’une loi cherche à concilier « renouvellement urbain » et solidarité, en agissant à la fois sur le nombre de logements sociaux et sur leur répartition, des dilemmes subsistent encore : si l’on se concentre sur les familles nombreuses et les habitants de taudis, on néglige les étudiants ; mais à l’inverse, en comptabilisant le logement étudiant dans le parc social, on permet à certains maires de se conformer aux critères légaux de la mixité sociale sans accueillir dans leur commune de familles pauvres. C’est une troisième opposition qui pointe ici, entre les objectifs nationaux et les marges de manoeuvre laissées aux élus locaux, qui font reposer la construction de logements sociaux sur des considérations politiques locales.

Ces contradictions dépassent le cadre national. Dans la plupart des pays africains, les institutions internationales ou les gouvernements eux-mêmes ont renoncé à consacrer au logement une part substantielle de l’aide au développement5. Dans d’autres contextes, les efforts d’amélioration de l’habitat apparaissent dérisoires6. Il ne suffit pas de prôner le « vivre ensemble » pour que les difficultés se dénouent. Parler du logement, c’est partir du fait que précisément, nous ne vivons pas ensemble. Certes, l’existence des concierges a contribué à faire vivre des ménages pauvres, parfois immigrés récents, au contact des familles aisées dans les beaux quartiers7. Mais pas davantage sur les rives du Bosphore que dans le vieux Paris, la mixité sociale n’est aujourd’hui de mise. Ici, la haute société se concentre dans un périmètre étroit8, et là, elle se barricade dans des gated communities9. Le sentiment d’insécurité ne suffit pas à expliquer ces comportements résidentiels, qui manifestent avant tout la recherche de l’entre-soi. Ne peut-on, alors, agir sur le tissu urbain à mesure qu’il se construit ou se densifie, pour favoriser la proximité d’habitants variés? A lire les déceptions qui marquent les efforts pour aménager les espaces intermédiaires et favoriser les relations de voisinage, on doute pourtant des pouvoirs de l’urbanisme, fût-il à la pointe de l’innovation.

Derrière l’impression de mesures éparpillées, de dispositifs sophistiqués mais dont on constate parfois à retard les effets pervers, c’est une question plus profonde encore qui pointe : que peut la politique ? Lorsqu’à travers de beaux discours sur la mixité sociale et la « requalification » des quartiers difficiles, on donne la priorité aux classes moyennes sur les plus pauvres, le problème est-il seulement que « gouverner c’est choisir »11 ? Pourquoi, précisément, ne choisit-on pas en matière de logement ? A ne s’occuper que des situations d’urgence, à les traiter comme un problème à part, on renonce à construire un parc social de qualité; il existe en outre des répercussions d’un segment de marché à l’autre, une pénurie de studios entraînant, par exemple, une hausse des colocations et de la demande en grands appartements. L’Etat Providence, devenu Etat accompagnateur, qui n’ose ni trop en faire, ni trop en dire, est-il dépassé par les bulles et les creux de l’immobilier ? Condamné aux vœux pieux lorsqu’il lutte contre les discriminations dans l’accès au logement12, ne pourrait-il proclamer le slogan « zéro SDF » sans être taxé de démagogie ? Certes, aux racines de la « question du logement », c’est l’inégalité des revenus qui donne sa sève.. Evidemment, c’est un domaine où la participation des habitants est difficile à concilier avec le rôle des experts. Il y faut des architectes sans doute, des urbanistes aussi, des ingénieurs, encore. Les initiales BTP ne sont ni d’une élégance aérienne, ni d’accueil chaleureux. Mais au-dessus des savants, des politiques ou des professionnels de la construction et de l’agencement des « formes urbaines », il y a place pour le désir de transformer.

L’architecture est un de ces terrains où se mêlent l’esthétique et le politique. Mais les grands chantiers, ceux qui font le prestige de leurs commanditaires et de leurs architectes, portent rarement sur des immeubles d’habitation. L’habitat idéal ne se planifie pas, mais s’élabore au cas par cas.13 Le logement est un besoin terre à terre qui se passe de monumentalité. Longtemps planificateurs d’édifices aux formes rectilignes, les pouvoirs publics ne possèdent ni les outils – une grande entreprise publique du bâtiment, par exemple – ni l’ambition d’innover en ce domaine. Et pourtant, faut-il s’arrêter au fait que le bâtiment ne suffise pas à changer la vie, ni à sortir de la misère ? A la lumière du rapport de l’habitant à son « chez soi », on est conduit à repenser le statut du corps, la notion d’isolement, mais aussi l'éthique de l’ouverture à autrui 14. A y voir de plus près, /l’habiter/ met en question, plutôt qu’il ne la délimite, la frontière entre l’espace privé et l’espace public15. Avec la métropolisation qui s’accélère dans le monde, les bâtiments, quel que soit leur usage, s’exposent aux regards de passants toujours plus nombreux. S’il y a tant à penser et à faire dans le domaine du logement, c’est qu’il est au cœur de ce qui peut s’inventer collectivement, en Europe et au-delà. Pris dans les bouleversements de notre rapport à l’espace et au temps16, ce bien de consommation plus durable que les autres donne lieu ici à des politiques de conservation qui risquent de le muséifier17, ailleurs à des descriptions publicitaires où le sens des mots se brouille.

« L’architecture est quelque chose de trop important pour être laissée aux seuls architectes », a dit un célèbre architecte contemporain19. Le logement fait rêver, pourquoi le mépriser ? C’est qu’il met en jeu la beauté, c’est qu’il met le politique en chantier.

Qu’il soit permis à tous de construire.