2° semestre 2005

#3
Masculin / Féminin, terrain miné

Masculin/Féminin... quel sujet plus rebattu que celui-ci ? Combien de magazines, combien de revues doivent à la confrontation, plus ou moins conceptualisée, de ces termes le titre d’un « numéro spécial » ? Et pendant cette année 2005, ils sont nombreux à avoir fleuri, les marronniers de cette espèce ! N’a-t-on pas tout dit sur la question ? Dès lors, en ce qui concerne l’égalité des sexes, il serait tentant, au regard des sensibles progrès juridiques, politiques ou sociaux qui furent les siens au cours de tout le vingtième siècle, progrès « rendant pensable ce qui était jusqu’alors impensable », de proclamer la fin de la lutte et le début du long mais autonome travail du temps...

Et pourtant : la loi Veil, dont on fête les trente ans, rencontre aujourd’hui encore des blocages inouïs ; la loi sur la parité de 2001 ne mérite que le titre de «mini révolution » ; quant à la loi sur la transmission du double nom de famille, il ne faudrait pas que le triomphalisme qui en a accompagné la mise en place dissimule les difficultés prévisibles de sa mise en oeuvre. Et je ne ferai pas au lecteur l’affront de lui rappeler qu’en France les femmes ont pour un même travail des salaires bien inférieurs à ceux de leurs homologues masculins. Une institution comme l’ENS n’offre pas non plus des chances égales à ses élèves filles et garçons. Ainsi, en 2004, le salaire moyen mensuel des hommes entrés dans cette école entre 1986 et 1990 s’élevait à 3489 euros... contre 2722 pour leurs camarades féminines. De façon générale, il est démontré que les hommes de ces mêmes promotions « accèdent plus rapidement que les femmes au sommet de la hiérarchie académique ». La France a donc beau jeu de dénoncer le sort qui est fait aux femmes dans un « ailleurs » au demeurant très mal connu. Sans craindre, semble-t-il, la contradiction, ses universitaires n’hésitent pas à se faire les défenseurs de l’égalité des chances entre hommes et femmes, tout en entretenant de leurs cooptations un système en accord avec ce qu’ils dénoncent à grands et peu crédibles cris. Beaucoup, en somme, reste non seulement à faire, mais à penser.

Aussi, la rédaction de la jeune revue « Chantiers politiques »—revue de réflexions politiques créée par des élèves de l’ENS (Ulm), qui revendique à la fois la rigueur de l’exigence universitaire et la passion de l’engagement non-partisan — a pensé pouvoir contribuer à ces questions et souhaiter traîter dans une perspective pluridisciplinaire, un sujet si fondamental. Mais c’est la carte d’un domaine miné de part en part qu’elle offre maintenant à l’attention du lecteur.

Terrain miné en effet que celui de la famille, auquel nous consacrons notre dossier principal : l’opposition entre essentialisme et constructivisme —inscrite en une problématique bien connue des philosophes et des spécialistes des « gender studies ») — ainsi que la séparation traditionnelle entre le public et le privé, sèment sur ce domaine une série de charges explosives : la conviction d’une évolution permanente des définitions de l’Homme et de la Femme, importante non seulement dans une perspective scientifique mais « dans une logique politique » (pour laquelle « le changement doit être pensable »), se heurte à des situations concrètes actuelles, à des exigences qui, comme celles de l’éducation des « garçons » et des « filles » d’aujourd’hui, n’attendent pas. Terrain miné aussi que celui des métiers : il semble que la division sexuelle du travail, après avoir été prônée à travers la valorisation de la mère au foyer, ait pris aujourd’hui des formes insoupçonnées — au moment même où l’expression de « nouveaux pères » connaît une audience imméritée au regard des faits. Terrain miné encore que celui de la recherche : même si depuis une dizaine d’années les choses sont en train de changer, comment comprendre le retard de l’université française sur les questions sexuelles, au point qu’au début des années 1990, on s’accordait pour dire que « [ces questions] n’étaient politiques qu’aux États-Unis » ? Faut-il y voir la marque d’un « chauvinisme universitaire » ou la manifestation de « réticences théoriques » ? De façon nécessairement plus polémique, faut-il y déceler les effets d’une « stratégie suicidaire » qui a consisté, dans une forme excessive de constructivisme, à retirer la question du masculin/féminin de la responsabilité des sciences dures, voire « à laisser les luttes sexuelles sur un champ de bataille miné, où tout est violence et pouvoir » ?

Comme nous sommes loin ici des sentiers roses et glamour de certains magazines ! La couverture de ce troisième numéro le fait sentir à sa manière : ce jeune chanteur au chapeau blanc, plongé, comme elle, dans la pénombre, ferait mieux de mettre fin lui-même à sa funeste sérénade : il a bien vu que ça ne prenait plus. Et il faut être également attentif à ce terrain miné qui se situe au-delà d’une prise de conscience nécessaire mais non suffisante : celui qui se trouve dans l’homme « soumis au dilemme de l’aspiration aux changements et à l’inertie du confort de la situation de dominant ».

Masculin/féminin, terrain miné : quel sujet plus nécessaire que celui-ci, ou plus urgent ? Il n’est donc pas étonnant que de Françoise Héritier à Henri Atlan, de Marcel Rufo à Éric Fassin, des auteurs aussi brillants que différents les uns des autres nous aient fait l’honneur de leur contribution. Mais aussi, quel sujet plus dangereux ?